Mémoire d’un conflit en 1989 à Saint-Pierre-et-Miquelon

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Extrait du livre « Les pacific’acteurs »

Denis Garnier – Les éditions « Chapitre.com » 2014.

L’ARMEE TENUE EN RESPECT

Toujours le béret vissé sur la tête, chaud comme au bon vieux temps, Michel déversait chaque soir des histoires militantes succulentes d’anecdotes. Mais celle qui me marqua certainement le plus, c’est le blocage de l’aéroport. « C’était en 1989. Nous apprenons par les contrôleurs aériens que des avions de l’armée, envoyés par la Métropole, allaient se poser pour délivrer l’île ! Il faut dire que pour défendre la pêche à la morue, ici on est prêt à tout. Donc on a tout bloqué. Dans le quart d’heure qui suit, (c’est pas grand chez nous), la seule piste de notre petit aéroport est envahie par les camions, les tractopelles, les voitures des grévistes, etc. etc. Impossible pour eux de se poser. Lorsqu’on les voit repartir au-dessus de l’île sans qu’ils aient atterri, ni même réalisé une approche, c’est la joie. La nuit tombante, tout le monde retourne chez soi. Le calme est revenu. Il faut qu’on récupère car les journées se suivent sans que l’on puisse prendre de repos.  Au petit matin, un coup de fil ! Alerte. Deux avions de l’armée vont se poser sur la piste. Je saute du lit, passe deux ou trois coups de fil aux camarades. Rendez-vous immédiatement à l’aéroport avec tout ce que vous pouvez amener.  Lorsque j’y arrive, le premier avion venait tout juste de toucher le sol et freinait sur la piste pour prendre son virage et se diriger vers notre petite aérogare. » Il m’explique alors que ce n’était pas celui sur lequel je m’étais posé, qui est tout neuf, mais sur le vieil aérodrome qui était sur le plateau à 500 mètres en face des maisons de Saint-Pierre, là où se trouve le nouvel hôpital.  « Tu penses. Tous les camarades sont là ! Déjà, j’aperçois dans le noir les voitures, les camions et les tractopelles qui roulent vers l’avion pour l’empêcher d’aller plus loin. Il n’a pas eu le temps d’arriver à l’aire de stationnement. Il est planté là, en bout de piste. Lorsque j’arrive tout près, je vois que les conducteurs d’engins ont bloqué les portes de l’avion avec les mâchoires béantes de leurs engins. L’un d’entre eux est monté sur un véhicule et tape à grand coup de masse sur un hublot, pour l’exploser. Je crie et je lui demande :  — Mais qu’est-ce que tu fais ?  — On va les noyer ces enfoirés ! — Les noyer ? » Juste à côté, effectivement, le camion-citerne des pompiers est là, gyrophare allumé, donnant encore plus de gravité à la situation. Au pied du camion les grévistes s’afférent pour brancher les tuyaux. J’interviens. « Arrêtez camarades. Ils ne peuvent pas sortir. De là à casser l’avion et à noyer les militaires, ça va pas non !» J’ai peur qu’ils ne m’écoutent pas. Je monte sur le véhicule et j’enlève la masse des mains du camarade qui est vraiment très en colère. Cela mit un coup d’arrêt à cette action suicidaire pour nos revendications. Progressivement, j’ai réussi à calmer la foule et nous sommes entrés en contact avec le commandant de bord pour négocier.  « Vous reprenez le bout de la piste, vous mettez les gaz et vous décollez, sinon je ne réponds de rien ! »  Le message fut assez clair car, presque sans insister, le commandant de bord accède à la demande. Il savait que s’il y avait la moindre tentative d’ouverture des portes, c’était la guerre. C’était aussi des militaires ! Alors, encadré d’un cortège de voitures, de camions et de tractopelles qui le mène jusqu’au bout de la piste, l’avion se positionne pour décoller. Les véhicules s’écartent et il part sous un tonnerre d’applaudissements, de klaxons et de sirènes en tout genre. »

« Et les gendarmes ? — Pas vu ! me répond-il. Ils sont pas fous. D’abord, nous étions là avant eux et ils ne sont pas en nombre suffisant pour nous contenir. Donc, ils ont dû rester dormir. » Le lendemain, dans la presse canadienne, il était fait mention de cet incident avec un titre dont nous ne sommes pas peu fiers : « L’armée Française tenue en respect par les habitants de la petite île de Saint-Pierre ». Il est heureux et moi, les yeux ronds comme des billes, je reste coi, des images plein la tête. Je n’ai pas connu le résultat de ces actions. Mais est-ce important ? Par la suite, une amie m’a transmis les passages d’un livre, photo à l’appui, dans lequel l’histoire est ainsi présentée5 :

« En janvier 1989, les chalutiers métropolitains qui péchaient de nouveau dans la zone du 3ps occasionnèrent une vive tension dans l’île. Pour protester contre leur présence, une centaine de résidents occupèrent les locaux des affaires maritimes. Craignant des troubles plus sérieux, le préfet fit appel aux forces de l’ordre de la Métropole. Deux transals avec 62 gendarmes arrivèrent. Quand le premier avion se posa, les résidents l’encerclèrent et la piste fut bloquée, ce qui empêcha le deuxième avion de se poser. Les gendarmes ne purent débarquer, et les deux avions durent se diriger vers TerreNeuve. Le même jour, les pêcheurs coupèrent les amarres du remorqueur de la Marine nationale qui assistait le chalutier pour protester contre la présence des chalutiers congélateurs métropolitains dans la zone de pêche.

Un compromis fut trouvé qui permettait à un seul chalutier métropolitain de pêcher dans la zone. Ce fut considéré comme une victoire pour la population. »

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